Silence
"Soudain de vrais bruits.
Le vent dans les feuilles. Pluie.
Puis ce silence..."
Well, Haïkus
"Les âmes se pèsent dans le silence, comme l'or et l'argent se pèsent dans l'eau pure, et les paroles que nous prononçons n'ont de sens que grâce au silence où elles baignent." Maurice Maeterlinck, Le trésor des humbles
"L'étrange prédiction du caporal Honda me revint alors à l'esprit :
je ne mourrais pas sur le continent chinois. Ligoté nu sur cette selle,
le dos brûlé par le sable et le soleil, je ne cessais de me remémorer un à un les mots que Honda avait prononcés. Lentement, je repassais
dans mon esprit son expression à ce moment là, son attitude, le timbre
de sa voix. Et je décidai de croire de tout coeur à sa prédiction. Non,
je ne mourrai pas ici, je m'échapperai, je survivrai et foulerai à
nouveau le sol de ma terre natale, me répétai-je avec conviction.
Nous progressâmes vers le nord deux ou trois heures durant. Puis
nous nous arrêtâmes près d'un de ces petits monuments lamaïstes en
pierre, que l'on appelle obo en Mongolie. Ce sont des reliquaires, qui
jouent aussi un précieux rôle de point de repère dans ces vastes
étendues désertiques. Les soldats mongols descendirent de cheval devant
cet obo, et dénouèrent mes liens. Puis d'eux d'entre eux me traînèrent
jusqu'à un lieu un peu à l'écart. Je m'attendais à être exécuté. Ils
m'avaient amené jusqu'à un puits, entouré d'un mur de pierre d'environ
un mètre de haut. Ils me firent agenouiller au bord, me maintinrent la
nuque pour me forcer à regarder à l'intérieur. Le puits était si
profond que je ne distinguai rien d'autre que des ténèbres. Le
commandant de la patrouille apporta une pierre grosse comme le poing,
et la jeta au fond du trou. Un petit moment après, un bruit sec
retentit : le puits devait être à sec. Sans doute ce point d'eau
jouait-il un rôle important autrefois, mais il avait dû s'assécher à
cause des transformations dans les nappes d'eau souterraines. D'après
le temps qu'avait mis la pierre à atteindre le fond, le puits devait
être très profond.
Le sous-officier me regardait en ricanant. Puis il tira une grosse
mitraillette automatique de son havresac. Il enleva le cran de sûreté,
remplit le chargeur. Dirigea le canon vers ma tempe.
Cependant, il ne tira pas. Il abaissa lentement son arme, puis leva
la main gauche et désigna le puis derrière moi. Tout en léchant mes
lèvres sèches, je regardais son arme. C'était donc ça ! Ils voulaient
que je choisisse moi-même mon sort. Soit il me tirait dessus et je
mourrais tout de suite à coup sûr. Soit je sautais dans le puits. Comme
il était très profond, je pouvais me blesser dans ma chute et mourir,
ou succomber plus ou moins vite, de faim et de soif, une fois au fond.
Je comprenais enfin ce qu'avait voulu dire le Russe : c'était là la
chance de survie dont il parlait. Le sous-officier désigna la montre de
Yamamoto à son poignet, puis leva cinq doigts : j'avais cinq secondes
pour réfléchir. Il avait à peine compté jusqu'à trois que je grimpai
sur la margelle du puits et me jetai résolument dedans. C'était ma seule
chance. Je m'étais dit que je pourrais m'agripper aux parois et me
laisser glisser en retenant ainsi ma chute, mais je n'en eus pas le
temps. Mes mains ne purent rien saisir, je tombai comme une pierre.
Ce puits était vraiment profond, et la chute me parut interminable. En réalité, bien sûr, elle ne dura sans doute pas plus de quelques secondes, mais je me rappelle que pendant que je dévalais ainsi les ténèbres, de nombreuses images me traversèrent l'esprit : ma lointaine province natale, la femme avec laquelle j'avais passé une unique nuit avant de partir au front, mes parents. J'étais reconnaissant au ciel de n'avoir pas de frères, mais seulement une soeur cadette. Même si je devais mourir ici, elle ne serait pas envoyée à la guerre et pourrait rester auprès de mes vieux parents. Je pensai aussi aux gâteaux de riz. Puis je m'écrasai au fond du puits sur la terre sèche, comme un sac de sable, et perdis un instant connaissance sous le choc. Il me semblait que mon corps avait explosé dans l'air.
Je repris conscience au bout, je crois, de quelques secondes, en sentant couler sur moi un étrange liquide, que je pris d'abord pour de la pluie. C'était de l'urine : les soldats mongols étaient en train de m'arroser de là-haut. Je levai la tête, et aperçus leurs silhouettes minuscules, en ombres chinoises, se penchant tour à tour par-dessus la margelle ronde pour me pisser dessus. Cette scène me parut aussi irréelle qu'une hallucination due à l'absorption d'une drogue. C'était pourtant la réalité : j'étais au fond de ce puits et l'urine qui me dégoulinait dessus était bien réelle. Quand ils eurent fini, l'un des Mongols braqua une lampe de poche vers moi. J'entendis des rires. Puis leurs silhouettes disparurent. Après leur départ, un profond silence enveloppa les alentours." Haruki Murakami, Chroniques de l'oiseau à ressort
Et vous, pour quels silences sauriez-vous succomber ?