Fumée (2)
"Souffle. Air connu.
Entrechats et volutes.
La fumée dense."
Haïkus,Well
Un seul texte aujourd'hui. Plus long mais superbe.
Trop de fumée. Il fallait ouvrir en grand...
"Quand il atteignit la colline à trois milles de là, il trottait toujours. Quand il quitta la route et grimpa sur la crête, il aperçut la fumée, de l'autre côté du ruisseau, alors il émit à nouveau ce son rauque, effrayé et continua de courir en descendant la pente à travers l'herbe maintenant sèche, dans laquelle il s'était couché à l'aurore, et il arriva au ruisseau, au gué. Il n'hésita pas. Il descendit tête baissée le talus et se jeta dans
l'eau ridée, continuant à courir même après avoir commencé à tomber, plongeant la face ma première dans l'eau, complètement submergé, et se relevant, ruisselant, enfoncé, jusqu'aux genoux, beuglant. Il leva un pied hors de l'eau et avança comme pour franchir une marche d'escalier et fit un autre pas en courant avant de tomber. Cette fois ses mains tendues en avant touchèrent la rive opposée et cette fois, en se relevant, il entendit réellement la voix de la vache, faible et effrayée, qui venait du rideau de fumée sur l'autre colline. Il leva un pied au-dessus de l'eau et courut à nouveau. Quand il tomba cette fois il était étendu sur la terre sèche. Il se releva à quatre pattes et courut, sa combinaison toute trempée, traversa le pré et grimpa sur l'autre colline, de laquelle s'élevait dans l'air calme le rideau de fumée, allant du bleu au mauve et au lilas tendre, puis au cuivre, sous le soleil de midi.
A un mille derrière lui, il avait laissé la vallée riche, verte, plate et était entré dans les collines, région qui topographiquement était la dernière teinte bleue et l'écho mourant des monts Apalaches. Les Indiens Chickasaw l'avaient possédée, mais après les Indiens, elle avait été défrichée, partout où elle était cultivable et, après la guerre civile, avait été oubliée, sauf par des petites scieries ambulantes, qui avaient disparu aussi maintenant, leurs emplacements n'étant plus marqués que par des monticules de sciure pourrie qui n'étaient pas seulement leurs pierres tombales, mais les monuments de la cupidité imprévoyante d'un peuple. Maintenant, c'était une région de pins et de chênes rabougris, parmi lesquels les cornouillers fleurissaient jusqu'à ce qu'on les coupât à leur tour, pour faire des fuseaux à filer le coton, et d'anciens champs où l'on ne voyait même plus la trace d'un sillon, vidés, ravinés par quarante ans de pluie, de gel, de chaleur torride, transformés en un plateau étouffé sous une exubérance d'ajoncs et de bruyères, qu'animaient les lapins et les compagnies de cailles ; de ravins écroulés, striés de rouge et de blanc, par l'alternance du sable et de l'argile. C'était vers un de ces plateaux qu'il courait maintenant, courant parmi les cendres, sans le savoir, parce que la terre avait eu le temps de refroidir, courant parmi les chaumes noircis des ajoncs de l'an passé, parsemés de petits îlots formés par la verdure incombustible de l'année présente et les têtes desséchées des petites pâquerettes bleues et blanches. Il courut ainsi jusqu'à la crête de la colline, jusqu'au plateau.
La fumée s'étendait comme un mur devant lui ; derrière ce mur il pouvait entendre le continuel mugissement effrayé de la vache. Il entra en courant dans le rideau de fumée, et se dirigea vers la voix. La terre était maintenant brûlante sous ses pieds. Il se mit à les soulever rapidement. Il cria lui-même une fois, rauque et étonné, et, comme en réponse, la fumée et tout ce qui l'entourait lui hurla en retour aux oreilles. Le bruit venait de partout, au-dessus, au-dessous, se frayant un passage vers lui ; il entendit les sabots de l'animal et comme il s'arrêtait, retenant son souffle, le cheval apparut, se matérialisa hors de la fumée, monstrueux, déformé, les yeux fous, la crinière au vent, venant droit sur lui. Il cria lui aussi. Pendant un moment, ils hurlaient tous les deux face à face ; des yeux fous, des dents jaunes, un long gosier tout rouge d'un triomphe joyeux et fou, se baissant devant lui, puis le cheval continua son chemin, faisant un écart sans s'arrêter ; du vent, une odeur âcre de dragon au passage soufflant sur ses cheveux et ses vêtements et puis plus rien : l'ouragan était passé. Il courut à nouveau vers la voix de la vache. Quand il entendit à nouveau le cheval derrière lui, il ne se retourna même pas. Il ne cria même pas. Il courut seulement, il courut, tandis que la terre, la fumée s'emplissaient et retentissaient du battement des sabots durs, rapides et que les mugissements intolérables lui parvenaient. Il enfouit sa tête dans ses bras et tomba de tout son long, tandis que le vent, cette odeur âcre de dragon, soufflait sur lui à nouveau, et que le cheval fou bondissait par-dessus son corps couché à plat ventre, et disparaissait encore une fois.
Il se remit sur ses pieds et courut. La vache était tout près maintenant et il vit le feu : un filet mince, rose, rampant au pied de la fumée entre lui et l'endroit d'où venait la voix de la vache. Chaque fois que ses pieds touchaient terre maintenant il poussait un cri bref, comme une courte prière, essayant de soulever son pied avant d'avoir appuyé tout son corps dessus, puis se tournant immédiatement, étonné, vers l'autre pied qu'il avait oublié un instant ; de sorte que pour le moment, il n'avançait pas du tout, mais remuait sur place, comme s'il dansait, lorsqu'il entendit le cheval qui revenait. Il poussa un cri. Sa voix et celle du sauvage ne firent qu'une, sauvage, furieuse et désespérée, et il entra en courant dans le feu et fit irruption dans l'air, dans le soleil, dans la lumière, répandant des flammes qui flottaient et disparaissaient derrière lui, semblables à un vêtement en lambeaux. La vache se tenait au bord d'un ravin à environ dix pieds de là, faisant face au feu, tête baissée, mugissant. Il eut juste le temps de l'atteindre et de se retourner, la protégeant de son corps et lui entourant la tête de ses bras, tandis que le cheval fou sortait brusquement de la fumée et se précipitait sur eux. Il ne fit même pas un écart. Il s'envola sans prendre d'élan, dans sa foulée ; des dents, des yeux fous, une longue gueule rouge se penchèrent vers l'idiot, encadrés par le tourbillon rigide de la boucle et de la crinière. L'animal tout entier flottait au-dessus de sa tête avec une monstrueuse lenteur. L'air était plein d'ailes furieuses et des quatre éclairs en croissant des sabots ferrés, quand toujours hurlant, le cheval disparut derrière le bord du ravin, aspirant la vache d'abord, l'idiot ensuite, comme s'il avait crée un vide puissant sur son passage. La terre se dressa perpendiculairement et monta dans l'espace, un vide bâillait devant lui, sans même ces marches d'escalier maternelles pour le rassurer. Il ne fit aucun bruit en plongeant, avec les deux autres, dans le fossé éboulé, au fond duquel le cheval se remit sur ses pieds sans s'arrêter et reprit son galop, tandis qu'au fond du fossé, l'idiot, tombé sous la vache qui se débattait et beuglait, reçut la décharge violente des intestins de l'animal contractés par la peur. Au-dessus de lui, dans le fond du ravin, la dernière flamme déchirée en léchait les bords, se retroussait et disparaissait, emportée dans un tourbillon dans la tache immobile de la fumée pâle qui se détachait sur un ciel ensoleillé." William Faulkner, Le hameau