Fumée (1)
"Elle savait, au moment voulu, courir au secours de la chanteuse
suffoquée par un vomissement qui lui soulevait le couvercle, inondait le
foyer, et suscitait des nuages de fumée. Elle se déshabillait lentement
devant les flammes d'un grand feu de hêtre. à cette heure-là, qu'il
faisait bon
s' étirer, une fois dévêtue, dans la pénombre à peine troublée
par une grande flamme téméraire qui se cassait rapidement le cou à vouloir s' élever trop haut
! Mademoiselle De Quinconas se mettait alors volontiers à cheval sur une
chaise qu' elle
approchait du feu le plus possible ; et les yeux large
ouverts sur quelque charbon scintillant, méditant sur le sort des pauvres
gouvernantes solitaires, elle envoyait sa main à la promenade, sur les
petits talus de ses chevilles et sur les collines bombées de ses longues et
belles cuisses qui rôtissaient agréablement."
René Boylesve, La leçon d'amour dans un parc
"Le couloir était rempli d'une fumée étouffante : la fumée qu'émet la
paille qui brûle, une fumée particulièrement nauséabonde, suffocante, bleu-blanchâtre.
Si dense était-elle que je mis quelques temps, les yeux sanglants, les poumons
blessés, à rien distinguer. Ce que j'ai vu : cinq ou six plantons occupés
à sortir du cabinot le plus proche, deux filles qui paraissaient parfaitement
mortes. Leurs corps totalement flasques s'affaissaient dans les bras des
plantons. Leurs mains traînaient bêtement sur le sol. Leurs visages blafards,
tournés vers le haut pendeloquaient mollement. Je reconnus Lily et Renée; Lina,
je pus la discerner un peu plus loin, qui trébuchait contre la porte de la
cuisine face au cabinot, sa tête couleur de foin se penchant et se balançant
lentement sur la poitrine ouverte de son chemisier, ses jambes très écartées
soutenant péniblement son corps ployé, les mains cherchant convulsivement la
poignée de la porte. Dans un gros nuage, pesant, meurtrier, la fumée se
déversait du cabinot ouvert. Au coeur du nuage, droite et tendue et belle comme
un ange - son visage hurlant sauvagement dans une vaste nuit de cheveux
ébouriffés, sa profonde voix sexuelle, rauque et stridente vociférant, féroce,
à travers le noir, au-dessus de l'obscurité et de la fumée - se tenait
triomphante, colossale,
jeune : Céline." E.E. Cummings, L'énorme
chambrée
"Afin de le rendre inexpugnable, ils percèrent des meurtrières dans les
murs et enlevèrent de l' église la toiture de plomb pour en faire des balles
de fronde. Ils allumaient, à la nuit, dans les cours et les cloîtres, de
grands feux auxquels ils rôtissaient des boeufs entiers, embrochés aux sapins antiques de la
montagne ; et, réunis autour des flammes, dans la fumée chargée d'une
odeur de résine et de graisse, ils défonçaient les tonneaux de vin et de
cervoise. Leurs chants, leurs blasphèmes et le bruit de leurs
querelles couvraient le son des cloches matinales. Enfin, les marsouins,
ayant franchi les défilés, mirent le siège autour du monastère.
C'étaient
des guerriers du nord, vêtus et armés de cuivre. Ils appuyaient aux parois
de la roche des échelles de cent cinquante toises qui, dans l'ombre et l'orage, se rompaient sous le poids des corps et des armes et répandaient
des grappes d'hommes dans les ravins et les précipices ; on entendait, au
milieu des ténèbres, descendre un long hurlement, et
l' assaut recommençait. Les pingouins versaient des ruisseaux de poix ardente
sur les assaillants qui flambaient comme des torches. Soixante fois, les
marsouins furieux tentèrent
l' escalade ; ils furent soixante fois repoussés. Depuis déjà dix mois, ils tenaient le monastère étroitement
investi, quand, le saint jour de l' épiphanie, un pâtre de la vallée leur
enseigna un sentier caché par lequel ils gravirent la
montagne, pénétrèrent dans les souterrains de l'abbaye, se répandirent
dans les cloîtres, dans les cuisines, dans l' église, dans les salles
capitulaires, dans la librairie, dans la buanderie, dans les
cellules, dans les réfectoires, dans les dortoirs, incendièrent les
bâtiments, tuèrent et violèrent sans égard à l' âge ni au sexe. Les
pingouins, brusquement réveillés, couraient aux armes ; les yeux voilés d'ombre et
d' épouvante, ils se frappaient les uns les autres, tandis que les
marsouins se disputaient entre eux, à coups de hache, les vases
sacrés, les encensoirs, les chandeliers, les dalmatiques, les châsses, les
croix d'or et de pierreries.
L'air était chargé d'une âcre odeur de chair
grillée ; les cris de mort et les gémissements s'élevaient du milieu des flammes, et, sur le bord des toits croulants, des moines par milliers
couraient comme des fourmis et tombaient dans la vallée." Anatole France, L'île des pingouins