Miroir
Quiconque, hâve,
et qu'on vexe,
rêve, fléchit,
puis se dédouble...
"Les miroirs sont comme la conscience.
On s'y voit comme on est, et comme on n'est pas, parce que de même que
devant sa conscience, celui qui se voit au profond du miroir tente de
dissimuler ses laideurs." Miguel Angel Asturias, Hommes de Mal
"Le hanneton, rude et prosaïque au premier aspect, promet
peu. Cependant son aile écailleuse, mise au foyer du microscope, bien
éclairée en dessous du petit miroir, et vue ainsi par transparence,
offre une noble étoffe d' hiver, feuille morte, où serpentent des veines
d'un très-beau brun. Et le soir, c' est bien autre chose : plus de brun, la partie jaunâtre de l' écaille a pris le dessus ; elle paraît seule à la
lumière un or (triste comparaison ! ), un or étrange, magique, or de paradis,
comme on le rêve pour les murs de la Jérusalem céleste ou pour les
vêtements de lumière que les âmes portent devant Dieu. Soleil plus doux que
le soleil, et qui, on ne sait pourquoi, charme et attendrit le
coeur. Mirage étrange ! ... et qu'ai-je dit ! ... toute cette fête de
lumière, c'était l' aile d'un hanneton ! Maintenant, il est tel insecte que
ni le jour, ni la nuit, ni à l'oeil nu, ni au microscope, n'
exciterait
d' intérêt ; mais, si vous prenez la peine, avec un scalpel
patient, délicat, de soulever dans l' épaisseur de son aile écailleuse les
feuillets qui la composent, vous trouverez le plus souvent des dessins
inattendus,parfois de courbes végétales, de légers
rameaux, parfois de figures angulaires, striées, comme hiéroglyphiques,
qui rappellent l' alphabet de certaines langues orientales. Vrai grimoire,
en réalité, qu' on ne peut ramener, comparer à aucune forme connue. Ces étranges caractères, qui attirent fortement l' oeil, le ramènent toujours,
inquiètent l' esprit, sont très-dignes de cet intérêt. Ce qu' ils disent
et expriment dans leurs langues saillantes, c'est la circulation de la
vie. Les unes sont les tubes par lesquels l' air passe dans l' aile et la
distend pour le vol ; les autres, les petites veines où circulent les
puissants liquides qui donnent à l' être imperceptible ses couleurs et son
énergie." Jules Michelet, L'insecte
"Le brave homme avait loué au coeur de la ville arabe une jolie maisonnette
indigène avec cour intérieure,bananiers, galeries fraîches et fontaines. Il
vivait là loin de tout bruit en compagnie de sa mauresque, maure lui-même
de la tête aux pieds, soufflant tout le jour dans son narghilé, et mangeant
des confitures au musc. Etendue sur un divan en face de lui, Baïa,
la guitare au poing, nasillait des airs monotones, ou bien pour distraire
son seigneur elle mimait la danse du ventre, en tenant à la main un petit
miroir dans lequel elle mirait ses dents blanches et se faisait des
mines. Comme la dame ne savait pas un mot de français ni Tartarin un mot
d' arabe, la conversation languissait quelquefois, et le bavard tarasconnais
avait tout le temps de faire pénitence pour les intempérances de langage
dont il s' était rendu coupable à la pharmacie Bézuquet ou chez l' armurier
Costecalde. Mais cette pénitence même ne manquait pas de charme, et c'
était comme un spleen voluptueux qu' il éprouvait à rester là tout le jour
sans parler, en écoutant le glouglou du narghilé, le frôlement de la guitare
et le bruit léger de la fontaine dans les mosaïques de la cour." Alphonse Daudet, Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon
"Si une femme, en effet, se met à dire la vérité, la forme dans le miroir se rétrécit, son aptitude à la vie s'en trouve diminuée. Comment l'homme continuerait-il de dicter des sentences, de civiliser des indigènes, de faire des lois, d'écrire des livres, de se parer, de pérorer dans les banquets, s'il ne pouvait se voir pendant ses deux repas principaux d'une taille pour le moins double de ce qu'elle est en vérité." Virginia Woolf, Une chambre à soi
"De nouveau pour Shinamura, ce fut la couleur annonçant un adieu au monde du réel.
Le
train se hissa sur le flanc nord de la chaîne et s'engouffra dans le
long tunnel. Lorsqu'il en déboucha, on eût dit que le lumière
incertaine de l'après-midi hivernal se fût engloutie déjà au sein
ténébreux de la terre. Quant aux vieux wagons ferraillants, ils avaient
apparemment laissés dans le tunnel leur brillante livrée de givre et de
neige. On descendit alors une vallée, où déjà les ombres à peine
teintées du crépuscule comblaient les précipices, que laissaient
entrevoir les hauts sommets entassés l'un sur l'autre. Ce versant-ci ne
présentait pas trace de neige encore.
La voie courut le long d'une rivière pour atteindre bientôt la plaine.
Profilant son étrange architecture de tours, de flèches et de créneaux
sur la ligne des sommets, la montagne étalait gracieusement ses belles
pentes en moutonnant jusqu'aux ultimes contreforts, où la lune, avait
sa teinte de fin du jour. C'était un point d'attraction, le seul, sans
rien d'autre, dans toute l'affligeante monotonie de la plaine déserte.
Et sur le ciel harmonieusement doré, vint ressortir distinctement, tout
entière, la silhouette grandiose de cette montagne drapée dans une
pourpre profonde. La lune, qui avait déjà perdu la fadeur de son diurne
éclat, restait pâle pourtant encore et n'avait rien de ce brillant tout
frémissant que lui donne la transparence de la haute nuit d'hiver. Tout
le ciel était immobile ; pas un oiseau en vol. A droite ni à gauche,
rien ne venait rompre la ligne douce de l'horizon des montagnes
lointaines, jusqu'aux derniers et menus vallonnements qui s'en
venaient, s'étirant souplement, jusqu'à la rivière, près de laquelle le
regard se heurtait avaec surprise au carré blanc d'un bâtiment : sans
doute une centrale électrique. C'était le dernier volume qui ramassait
sur lui tout ce qu'il pouvait rester de jour dans le paysage terni, tel
qu'il se découpait si mélancoliquement dans le cadre de la fenêtre de
ce train hivernal.
Peu à peu, le chauffage embua la glace de la fenêtre, à mesure que s'éteignait dehors le paysage de la plaine défilante ; et le jeu du miroir recommença comme tout se recommence éternellement, reflétant cette fois de vagues silhouettes de voyageurs dans sa demi-transparence. Le train, avec ses trois ou quatre wagons à bout d'usure et d'un autre âge, ne ressemblait en rien aux rapides des grandes lignes centrales. L'éclairage y était jaune et bas.
Tout entier livré aux rêveries et aux fumées de son imagination, Shinamura se voyait voyageant dans l'irréel, emporté vers le grand Vide éternel, hors le temps et l'espace, par quelque véhicule surnaturel. Sur le rythme monotone battu par le bruit des roues, peu à peu, il entendit parler la voix de celle qu'il venait de quitter." Yasunari Kawabata, Pays de neige