Prophétie
Nul n'est trop fête
en son péril...
"Nous apprenons les alphabets et nous ne savons pas lire les arbres. Les chênes sont des romans, les pins des grammaires, les vignes sont des psaumes, les plantes grimpantes des proverbes, les sapins sont des plaidoiries, les cyprès des accusations, le romarin est une chanson, le laurier une prophétie." Erri De Luca,Trois chevaux
"Les paysages familiers servent aussi de théâtre à mes actions idéales. Ils prennent de ce fait un charme neuf. D'autres fois ce sont des villes nouvelles, des continents que je construis pour ma satisfaction. Et vivre ne m'est supportable qu'à ce prix. J'ai ce privilège depuis ma tendre jeunesse. Qu'il arrive réellement ceci ou cela qu'importe puisqu'en même temps il m'arrive autre chose. Je poursuis ainsi à l'état de veille ma personnalité des rêves nocturnes. La succession des faits est trop rapide, la richesse des images trop grande pour que je puisse me contenter de dire comme Baudelaire que j'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. Ai-je des souvenirs au fait. Je suis arrivé à la perception de l'éternité. A quoi bon cataloguer ces faits matériels, car le rêve est aussi matériel que les actions tangibles, ou aussi peu. La prophétie est à la portée de tous comme le souvenir et, pour ma part, je ne fais nulle différence entre le passé et le futur. Le seul temps du Verbe est l'indicatif présent. Je me suis perdu aujourd'hui dans un quartier inconnu de la ville. Des figures détestables épiaient derrière les vitrines en passant égaré. J'allais fuir quand une petite fille m'attira vers une affiche collée contre un mur.Il s'agissait d'une enquête commodo et incommodo relative à la construction d'une usine de mètres de poche. Je lus l'affiche plusieurs fois de suite sans parvenir jusqu'à la fin. Les dernières lignes me demeuraient incompréhensibles, soit que je fusse fatigué, soit qu'elles fussent imprimées en langue étrangère. Soudain un lourd camion m'ayant fait retourner par le bruit qu'il faisait, je m'aperçus que le quartier m'était bien connu. C'était le derrière de la Chambre des Députés.
« C'est un boucan ». me dit la petite fille.
Je vis alors descendre un oiseau couleur d'asphalte sur le trottoir où il se mit à trottiner. Mais la petite fille m'entraîna, tandis que je cherchais le nom véritable de cet oiseau sans le trouver. Nous arrivâmes devant un banc où quatre gros messieurs étaient assis, lisant un journal qui était, si je me souviens bien, La Libre Parole. La petite fille déchaussa les vieux hommes sans que j'en aie le moindre étonnement car je venais de me rappeler qu'on était un certain jour de l'année où on lave les pieds aux pauvres dans les églises et que,
d'autre part, j'étais invité à un bal masqué dans la mosquée récemment construite à Paris et qu'il fallait, avant d'y pénétrer, se déchausser et se laver les pieds.
Mais j'ignorais si ces quatre vieillards étaient des pauvres ou des déguisés. Je les touchais mais ils ne bougeaient pas.Je m'éloignai dans la direction de la mosquée où je parvins bientôt. Ce qui m'étonna surtout ce fut à la porte un drapeau tricolore en fer-blanc comme les enseignes des lavoirs. A ce moment un grand contentement me saisit.
« C'est un toucan et non un boucan », m'écriai-je. Je cherchai la petite fille pour lui dire, mais elle avait disparu.
« Vous l'avez rêvé, me direz-vous?
- Qui ? Moi ? Ou vous ? » Robert Desnos, Confession d'un enfant du siècle
"Elle vit lumineusement que la signification du monde était un mystère délibéré du créateur, et ne fut pas surprise de soupçonner qu'un rôle avait été prévu pour elle dans Sa création, parce qu'elle était forte. Elle vit que le Seigneur et Dieu tout-puissant avait crée les forts pour faire ce qui devait être fait, et elle était sûre qu'elle serait prête à Son appel. Dans l'immédiat, elle sentait que son devoir était de surveiller le prêtre.
Ses visites l'irritaient de plus en plus. La dernière fois, on l'avait vu fouiner dans les coins, ramasser des plumes par terre. Il avait trouvé deux plumes de paon, quatre ou cinq de dinde et une vieille plume de poule, et il les avait emportées en les tenant comme un bouquet. Ce comportement imbécile ne pouvait tromper Mrs Shortley. Elle connaissait son vrai visage et son vrai but : amener une foule d'étrangers en des lieux qui ne leur appartenaient pas pour y jeter le désordre, chasser les nègres et introduire les Prostituées de Babylone au milieu des Justes. Chaque fois qu'il venait à la ferme elle se cachait et le surveillait jusqu'à ce qu'il parte.
Ce fut un dimanche après-midi qu'elle eut sa vision. Elle avait été rentrer les vaches à la place de Mrs Shortley qui avait mal au genou, et elle marchait lentement dans le pâturage, les bras croisés, les yeux fixés sur les nuages lointains et bas qui ressemblaient à d'interminables rangées de poissons blancs échoués sur un grand rivage bleu. Epuisée, elle s'arrêta au sommet d'une côte pour pousser un long soupir car ses jambes devaient porter un poids considérable et elle n'était plus aussi jeune qu'autrefois. Par moments, elle sentait son coeur, tel un poing d'enfant, se contracter, puis se détendre dans sa poitrine, et quand elle éprouvait cette sensation, son esprit se paralysait, et elle allait à la dérive, telle une immense nef livrée aux courants. Mais elle avait gravi cette côte sans frémir, et elle s'arrêta au sommet, fière d'elle même. Soudain, tandis qu'elle regardait, le ciel se scinda en deux pans, comme un rideau de théâtre, et une silhouette gigantesque lui fit face.Elle était de la couleur or pâle du soleil en des débuts d'après-midi. Elle n'avait aucune forme définie, mais elle y distingua des roues de feu incrustées d'yeux noirs et farouches, qui tournaient follement autour de la silhouette. Elle ne pouvait dire si cette silhouette avançait ou reculait tant sa splendeur était grande. Elle ferma les yeux pour la mieux regarder, et la forme devint rouge sang, et les roues devinrent blanches. Une voix retentissante ne clama que ce mot : "Prophétie".
Elle resta sur place, chancelante un peu, mais droite toujours, les yeux clos, les poings serrés, et son chapeau de paille enfoncé sur le front. "Les fils des nations impies seront massacrés, clama-t-elle. Les jambes seront à la place des bras, les pieds aux visages, les oreilles dans la paume des mains. Qui demeurera indemne ? Qui ? "
Elle ouvrit bientôt les yeux. Le ciel était rempli de poissons blancs qui dérivaient mollement sur le flanc, au gré de quelque courant invisible, et des fragments de soleil submergés, à quelque distance, apparaissaient de temps à autre, comme s'ils étaient emportés par le flot dans la direction opposée. Marchant ainsi qu'un automate, elle parcourut le pâturage et arriva à l'étable. Elle la traversa, comme frappée d'hébétude, et n'adressa pas un mot à Mr.Shortley. Puis elle s'engagea sur la route, et vit la voiture du prêtre arrêtée devant la maison de Mrs. Mc Intyre. "Encore là, murmura-t-elle, et venu pour détruire." Flannery O'connor, Les braves gens ne courent pas les rues