Éphémère
Se dire au revoir est nier la séparation.
C'est dire :
Aujourd'hui nous jouons à nous séparer,
mais nous verrons demain.
Les hommes inventèrent l'au revoir,
parce qu'ils se savent en quelque manière immortels,
tout en s'estimant contingents et éphémères.
Jorge Luis Borges, L'auteur et autres textes
Quels moyens ont les mères d'assurer à leurs filles que l'homme auquel elles les livrent sera un époux selon leur coeur ?
Vous honnissez de pauvres créatures qui se vendent pour quelques écus à un homme qui passe :
la faim et le besoin absolvent ces unions éphémères ;
tandis que la société tolère, encourage l'union immédiate, bien autrement horrible,
d'une jeune fille candide et d'un homme qu'elle n'a pas vu trois mois durant ;
elle est vendue pour toute sa vie.
[...]
Telle est notre destinée, vue sous ses deux faces :
une prostitution publique et la honte,
une prostitution secrète et le malheur.
Honoré de Balzac, La femme de trente ans
L’éphémère
Freud n’a pas consacré d’étude spécifique à la nostalgie.
Il a toutefois rédigé, en 1915, un texte intitulé en allemand Vergänglichkeit, traduit tour à tour par Le sentiment de l’éphémère ou par La passagèreté.
Petit bijou littéraire, ce court article est paru dans un ouvrage commémoratif collectif de la Société Goethe de Berlin Das Land Goethes.
Freud l’écrit, en pleine guerre, au moment où il termine Deuil et mélancolie et vient de donner à la revue Imago ses Réflexions sur la guerre et sur la mort.
Ses fils sont au combat, les hostilités l’ont coupé de ses amis étrangers, et la civilisation des Lumières, dans laquelle il s’inscrivait, est en train de s’effondrer.
Il évoque alors le souvenir d’une promenade de l’année précédente, avec un ami « taciturne » et un jeune poète talentueux.
Devant la beauté d’une nature estivale, le jeune poète exprime un abattement nostalgique
toute cette beauté est vouée à disparaître quand viendra l’hiver, de même que sont éphémères toutes les beautés créées par l’homme.
Deux attitudes sont possibles face au caractère périssable de toute chose, commente Freud ;
soit l’effondrement dépressif, soit un refus et un déni, mais, dans ce cas, la réalité se charge vite de démentir nos rêves d’immortalité et d’immuabilité.
Freud essaie alors de discuter avec le jeune poète. Le pessimisme du jeune homme n’est pas de mise.
L’éphémère, dans le temps, est l’équivalent de la rareté dans l’espace. Si ce qui est rare est cher, de même leur caractère évanescent donne du prix à la beauté de la nature ou à celle des œuvres d’art.
« Une fleur qui défleurit en une seule nuit ne nous paraît pas moins belle pour autant. »
D’autre part, la beauté n’a pas de signification absolue, elle n’a de sens que relativement à notre vie émotionnelle.
Il n’y a pas de beauté inscrite dans l’éternité (point de vue que refuserait peut-être un poète d’inspiration platonicienne).
Freud ne donne pas la parole à ses interlocuteurs, mais il nous dit échouer à les convaincre.
Persuadé parler la voix de la raison, il redevient psychanalyste et se demande quels sont les facteurs assez puissants pour troubler ainsi le jugement de gens manifestement intelligents.
Il comprend que « ce qui gâchait leur plaisir devant la beauté c’était une révolte de leurs âmes contre le deuil ».
Le pressentiment de la perte gênait leur appréciation.
Freud s’interroge donc sur l’énigme du deuil.
Originairement, notre libido est investie dans le Moi. Secondairement, elle investit des objets extérieurs, mais une partie retourne au Moi en introjectant les objets. Quand les objets externes sont détruits ou perdus, notre capacité d’aimer est libérée pour revenir sur le Moi (et les objets internes), ou choisir de nouveaux objets à l’extérieur.
Pourquoi le détachement des objets perdus est-il alors si pénible ?
Freud, à ce point de son élaboration, ne trouve pas d’autre explication que l’adhérence de la libido à ses objets qui rend la séparation douloureuse. Suit un passage plus personnel.
Depuis ces jours heureux, la guerre a dépouillé le monde de sa beauté,
des paysages ont été dévastés par les armes, les réalisations dont s’enorgueillissait notre civilisation
ont été ruinées, les idéaux de la science et de la philosophie ont été ternis.
Nos instincts les plus brutaux se sont déchaînés et nous n’avons plus eu d’autres ressources,
pour ne pas renoncer à tout, que de nous accrocher aux objets encore disponibles,
nos proches, notre patrie, qui surnageaient dans un désastre où s’engloutissaient les monuments et les valeurs.
Mais le deuil, ajoute Freud, inhabituellement consolateur, évolue spontanément vers sa résolution.
Malgré la découverte de la fragilité de nos investissements,
nous nous remettrons au travail pour reconstruire un monde plus solide et des institutions plus durables.
Jacques Hochmann, La nostalgie de l'éphémère, (avril 2004)
Le bonheur,
c'est la permanence de l'éphémère.
Jean-Baptiste Portalis
Longtemps
Ignorée
Brutalement
Exécutée
Républiquement
Tolérée
Éphémère
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Iconographie : Francesca Woodman