Comme dans les livres
Mort de Christian Bobin, l’écrivain du surgissement
Bibliothécaire et guide de musée, l’auteur du “Très-Bas”
vivait en homme tranquille, au Creusot.
Goûtant la singularité sans cesse renouvelée d’un jour qui passe, d’un mot qu’on trouve.
Il s’est éteint le 23 novembre, à l’âge de 71 ans.
La Folle Allure, L’Homme-Joie, Le Muguet rouge : autant de titres de livres qui sont déjà des vers,
des mots jetés pour exprimer le désespoir, la gaieté ou la difficulté de vivre, comme il l’écrivait dans La plus que vive.
Un roman, une confidence ?
Chez Christian Bobin, mort le 23 novembre à l’âge de 71 ans, les catégories étaient poreuses,
seuls comptait la pensée ou le songe qui surgissait :
« La vie n’est pas chose raisonnable.
On ne peut, sauf à se mentir, la disposer devant soi sur plusieurs années comme une chose calme,
un dessin d’architecte.
La vie n’a rien de prévisible ni d’arrangeant. »
Gilles Heuré : Mort de Christian Bobin, l’écrivain du surgissement
Peu de livres changent une vie.
Quand ils la changent c'est pour toujours,
des portes s'ouvrent que l'on ne soupçonnait pas,
on entre et on ne reviendra plus en arrière.
Christian Bobin, La plus que vive
Lire c'est débroussailler dans son âme un chemin
que les ronces et les arbres effondrés ont depuis longtemps recouvert,
puis avancer jusqu'à découvrir un château en ruine dont les fougères sont les princesses
et les liserons les sentinelles.
Une légende est attachée à ce château jadis construit par un seigneur si bon qu'il n'a voulu laisser son nom nulle part.
Lire c'est rechercher ce nom dans les livres mais aussi dans les fleurs ou sur les visages :
partout où passe une douceur si grande que nulle explication ne peut en être donnée.
Christian Bobin, Prisonnier du berceau
Un livre,
un vrai livre, ce n'est pas quelqu'un qui nous parle,
c'est quelqu'un qui nous entend,
qui sait nous entendre.
Christian Bobin, Autoportrait au radiateur
Il y a dans la vie des gens qui croient nécessaire,
pour être entendus, d'adopter un ton sérieux,
de prendre la voix de Dieu le père.
Ces gens-là sont à fuir.
On ne peut décemment les écouter plus d'une minute, et d'ailleurs ils ne parlent pas : ils affirment.
Ils donnent des leçons de morale, des cours de pédagogie, d'ennuyeuses leçons de maintien.
Même quand ils disent vrai ils tuent la vérité de ce qu'ils disent.
Et puis, merveille des merveilles, on rencontre ici ou là [..] des gens qui se taisent comme dans les livres.
Ceux-là on ne se lasserait pas de les fréquenter.
On est avec eux comme on est avec soi :
délié, calme, rendu au clair silence qui est la vérité de tout.
Christian Bobin, Isabelle Bruges
Je trouve mes lectures dans la lumière du ciel.
C'est le livre le plus profond qui soit
- et ce n'est pas moi qui en tourne les pages.
Christian Bobin, Tout le monde est occupé
La joie va toujours avec la frayeur,
les livres vont toujours avec le deuil.
Christian Bobin, Une petite robe de fête
Ce qu'on apprend dans les livres,
c'est la grammaire du silence,
la leçon de lumière.
Il faut du temps pour apprendre.
Il faut tellement plus de temps pour s'atteindre.
Christian Bobin, La part manquante
À quoi reconnaît-on ce que l'on aime.
À cet accès soudain de calme,
à ce coup porté au cœur et à l'hémorragie qui s'ensuit
- une hémorragie de silence dans la parole.
Ce que l'on aime n'a pas de nom.
Cela s'approche de nous et pose sa main sur notre épaule avant que nous ayons trouvé un mot pour l'arrêter,
pour le nommer,
pour l'arrêter en le nommant.
Christian Bobin, Une petite robe de fête
Un secret, c'est comme de l'or.
Ce qui est beau dans l'or, c'est que ça brille.
Pour que ça brille, il ne faut pas le laisser dans une cachette,
il faut le sortir dans le plein jour.
Un secret, c'est pareil.
Si on est le seul à l'avoir, ce n'est rien.
Il faut le dire pour que cela devienne un secret.
Christian Bobin, Geai
Certains êtres sont comme le lilas qui sature de son parfum,
jour et nuit,
l'air dans lequel il trempe,
condamnant ceux qui entrent dans son cercle embaumé à éprouver aussitôt une ivresse intime
qui fait s'entrechoquer,
comme des verres de cristal de Bohême,
les atomes de leurs âmes.
Christian Bobin, Louise Amour
Le courage n'est pas de peindre cette vie comme un enfer puisqu'elle en est si souvent un :
c'est de la voir telle et de maintenir malgré tout l'espoir du paradis.
Christian Bobin, La lumière du monde
Il nous faut naître deux fois pour vivre un peu,
ne serait-ce qu'un peu.
Il nous faut naître par la chair et ensuite par l'âme.
Les deux naissances sont comme un arrachement.
La première jette le corps dans le monde,
la seconde balance l'âme jusqu'au ciel.
Christian Bobin, La plus que vive
... L'amour du temps perdu.
Le temps perdu est comme le pain oublié sur la table, le pain sec.
On peut le donner aux moineaux.
On peut aussi le jeter.
On peut encore le manger, comme dans l'enfance le pain perdu :
trempé dans du lait pour l'adoucir, recouvert de jaune d'oeuf et de sucre, et cuit dans une poêle.
Il n'est pas perdu, le pain perdu, puisqu'on le mange.
Il n'est pas perdu, le temps perdu, puisqu'on y touche à la fin des temps
et qu'on y mange sa mort, à chaque seconde, à chaque bouchée.
Le temps perdu est le temps abondant, nourricier.
Christian Bobin, La part manquante
Il y a un temps où ce n'est plus le jour,
et ce n'est pas encore la nuit. [...]
Ce n'est qu'à cette heure-là que l'on peut commencer à regarder les choses, ou sa vie :
c'est qu'il nous faut un peu d'obscur pour bien voir,
étant nous-mêmes composés de clair et d'ombre.
Christian Bobin, Lettres d'or
La solitude nous amène vers la plus simple lumière :
nous ne connaîtrons jamais d'autre perfection que celle du manque.
Nous n'éprouverons jamais d'autre plénitude que celle du vide,
et l'amour qui nous dépouille de tout est celui qui nous prodigue le plus.
Christian Bobin, Lettres d'or
Le silence est la plus haute forme de la pensée,
et c'est en développant en nous cette attention muette au jour,
que nous trouverons notre place dans l'absolu qui nous entoure.
Christian Bobin, Le huitième jour de la semaine
La solitude est une maladie dont on ne guérit qu'à condition de la laisser prendre ses aises
et de ne surtout pas en chercher le remède nulle part.
J'ai toujours craint ceux qui ne supportent pas d'être seuls et demandent au couple, au travail, à l'amitié voire,
même au diable ce que ni le couple, ni le travail, ni l'amitié ni le diable ne peuvent donner :
une protection contre soi-même, une assurance de ne jamais avoir affaire à la vérité solitaire de sa propre vie.
Ces gens-là sont infréquentables.
Leur incapacité d'être seuls fait d'eux les personnes les plus seules au monde.
Christian Bobin, L'épuisement
L'intelligence est la force,
solitaire,
d'extraire du chaos de sa propre vie la poignée de lumière suffisante pour éclairer un peu plus loin que soi
- vers l'autre là-bas,
comme nous égaré dans le noir.
Christian Bobin, L'inespérée
Pour être dans une solitude absolue,
il faut aimer d'un amour absolu.
Christian Bobin, Un désordre de pétales rouges
Mourir,
c'est comme tomber amoureux :
on disparaît,
et on ne donne plus de nouvelles à personne.
Christian Bobin, Le Christ aux coquelicots
La mort,
cette extase du sommeil.
Christian Bobin, Le Très-Bas
Écrire
délivre
de l'ire
et
de l'ivre
délire
© Well, Ce calame qui calme les âmes
La mort tombe dans la vie comme une pierre dans un étang :
d'abord,
éclaboussures,
affolements dans les buissons,
battements d'ailes et fuites en tout sens.
Ensuite,
grands cercles sur l'eau,
de plus en plus larges.
Enfin le calme à nouveau,
mais pas du tout le même silence qu'auparavant,
un silence,
comment dire :
assourdissant.
Christian Bobin
La mort ne change pas la vie en destin.
Mourir ne referme pas le livre à sa dernière page,
texte enfin indéchiffrable.
Christian Bobin